CHAPITRE XI
La jeunesse

Le lendemain matin, Renata et Stafford, en tenue de cheval, déjeunèrent dans une petite salle à manger du rez-de-chaussée. Lorsqu’ils sortirent, leurs montures les attendaient déjà devant le perron. Tout était prévu et minutieusement réglé.

Ils se mirent en selle et s’engagèrent dans la grande allée du château.

— Le laquais m’a demandé si nous désirions qu’il nous accompagne, expliqua la jeune femme. Mais j’ai refusé, car je connais parfaitement les environs.

— Vous êtes déjà venue ici, si je comprends bien.

— Pas très souvent au cours de ces dernières années. Mais autrefois, oui.

Sir Stafford lança à sa compagne un coup d’œil pénétrant, mais elle feignit de n’avoir rien remarqué. Tandis qu’elle chevauchait à ses côtés – elle se tenait d’ailleurs remarquablement bien en selle – il observait à la dérobée son profil fin et aristocratique, son nez légèrement aquilin, son cou mince et long, le port gracieux et fier à la fois de sa tête.

Elle était belle. Et cependant, ce matin – il n’aurait su dire pourquoi – il se sentait vaguement mal à l’aise. Sa pensée se reporta à ce hall de l’aéroport de Francfort où il l’avait vue pour la première fois. La jeune inconnue qui était venue s’asseoir auprès de lui. Le verre de bière sur la table. Il avait accepté un risque certain, à ce moment-là. Mais tout cela était maintenant passé depuis longtemps et n’avait donc pu éveiller en lui ce trouble qu’il ressentait présentement.

Ils trottaient maintenant dans un chemin forestier. La propriété était belle, les arbres magnifiques. Au lointain, Sir Stafford aperçut quelques daims. C’était là le vrai paradis des chasseurs. Mais ce paradis ne contenait-il pas un serpent ? Il mit son cheval au pas. Renata et lui étaient seuls, il n’y avait autour d’eux aucun mur pouvant avoir des oreilles ou dissimuler un microphone. Le moment lui semblait venu de poser un certain nombre de questions.

— Qui est-elle ? demanda-t-il d’abord. Qui est cette femme ?

— La réponse est aisée. Si aisée, en vérité, que c’est presque incroyable.

— C’est-à-dire ?

— Elle représente le pétrole, le cuivre, les mines d’or d’Afrique du Sud, les armements suédois, le cobalt, le développement nucléaire. Elle est tout cela.

— Cependant, je n’avais jamais entendu parler d’elle.

— Elle ne tient nullement à ce que l’on soit au courant de son influence.

— Ces choses-là peuvent-elles donc se garder secrètes ?

— Facilement, à condition d’avoir assez de cuivre, de pétrole, d’armements et de tout le reste.

— Mais qui est véritablement cette femme ?

— Son grand-père était américain, et je crois qu’il possédait surtout des intérêts dans les compagnies de chemins de fer et dans les usines de conserves de Chicago. Il avait épousé une Allemande dont vous avez certainement entendu parler. On l’appelait la grosse Belinda. Héritière de son père, elle possédait la plus grande partie de la richesse industrielle de l’Europe.

— À eux deux, ils devaient être à la tête d’une fortune colossale.

— Certes. Mais la comtesse Charlotte ne s’est pas contentée de recueillir l’héritage. Elle est fort intelligente et a su faire fructifier son avoir. Elle a amassé des sommes fantastiques qu’elle a investies, prenant parfois conseil des autres, mais finissant généralement par suivre sa propre inspiration. L’argent appelant l’argent, elle est parvenue à accumuler une fortune incalculable.

— Que désirait-elle, au départ, et qu’a-t-elle obtenu ?

— La puissance.

— Habite-t-elle toujours dans ce château ?

— Elle se rend parfois en Amérique ou en Suède, mais assez rarement. C’est ici qu’elle préfère résider, au centre d’une immense toile d’araignée dont elle contrôle tous les fils. Les fils de la finance internationale. D’autres aussi.

— D’autres, dites-vous ?

— Oui. Les arts, la musique, la peinture, la littérature. Des êtres humains également. Des jeunes surtout.

— J’ai constaté, en effet, qu’elle possède une admirable collection de tableaux.

— Et vous ne les avez pas tous vus. Il y a, à l’étage supérieur du château, des galeries qui en sont remplies. On y trouve des Rembrandt, des Giotto, des Raphaël. Et je ne parle pas des cassettes contenant des joyaux uniques au monde.

— Et tout cela appartient à cette affreuse vieille femme ! Est-elle satisfaite, du moins ?

— Pas encore. Mais elle est en passe de l’être.

— Quel est maintenant son but ?

— Elle aime la jeunesse, et son rêve est de la contrôler entièrement. Le monde est, en ce moment, plein de jeunes révoltés, ainsi qu’on l’a voulu, ainsi qu’on l’a obtenu grâce à la philosophie moderne, à la pensée moderne. Grâce aussi à d’autres moyens qu’elle finance.

— Mais comment peut-elle…

— Je ne puis vous le dire, car je l’ignore. Elle contrôle d’immenses ramifications et, en même temps, soutient d’étranges œuvres de bienfaisance, des philanthropes et des idéalistes, octroie des subventions aux étudiants, aux artistes et aux écrivains. Mais son plan n’est pas encore complet, car il comprend un renversement total de l’ordre établi, renversement qui doit aboutir à la création d’un nouveau paradis terrestre. C’est ce que l’on promet à l’humanité depuis des milliers d’années.

— Contrôle-t-elle aussi la drogue ?

— Oui. Sans conviction, mais seulement pour parvenir à courber les gens sous sa volonté, car la drogue est le moyen idéal pour hâter la disparition des faibles, de ceux dont elle pense qu’ils ne peuvent servir à rien dans la nouvelle société. Bien entendu, elle n’a jamais pris de drogue elle-même.

— Et la force ? On ne peut tout obtenir par la seule propagande.

— Bien sûr que non. La propagande n’est que la première étape, et derrière elle, se constituent de vastes armements. Des armes vont aux pays sous-développés, et de là sont expédiées ailleurs. C’est ainsi que des tanks, des canons et des armes nucléaires partent en direction de l’Afrique et des Mers du Sud. En Amérique du Sud, des forces s’organisent, des jeunes hommes et des jeunes femmes sont équipés et entraînés méthodiquement. Et il y a là, également, des dépôts d’armes considérables, et des moyens énormes sont mis en œuvre pour entreprendre une guerre chimique.

— Mais c’est un véritable cauchemar. Comment êtes-vous au courant de tout cela ?

— En partie parce qu’on me l’a dit, et en partie parce que j’ai contribué à découvrir certaines choses.

— Quelles sont vos relations entre cette femme et vous ?

Renata se mit à rire.

— Voyez-vous, il y a toujours derrière les grands projets quelque chose de cocasse ou de stupide. La comtesse Charlotte a été autrefois fort éprise de mon grand-père qui vivait dans un château situé à quelques kilomètres d’ici.

— Était-ce, lui aussi, un homme de génie ?

— Pas le moins du monde. C’était surtout un excellent chasseur, et un très bel homme passablement dissolu qui avait beaucoup de succès auprès des femmes. C’est pourquoi la vieille comtesse se considère un peu comme ma protectrice. Et je suis, en quelque sorte, son esclave. Je travaille pour elle, je découvre les gens qui peuvent lui être utiles, je transmets ses ordres dans différentes parties du monde.

— Quoi ! Vous…

— Qu’avez-vous donc ? demanda la jeune femme d’un air intrigué.

— Rien. Je me posais des questions. C’est tout.

Stafford fixait sa compagne d’un regard pénétrant, et il repensait à ce qui s’était passé à l’aéroport. Maintenant, il travaillait avec Renata, il travaillait pour elle. La jeune femme l’avait amené au château, mais qui le lui avait demandé ? La grosse Charlotte au sein de sa toile d’araignée ? Il avait la réputation, dans certains milieux diplomatiques, de manquer un peu de sérieux. Mais on avait sans doute considéré qu’il pouvait être apte à certaines autres besognes. Et, dans son esprit en proie à la plus profonde confusion, une question le harcelait, poignante : Renata ??? « J’ai pris un risque sérieux pour elle, à Francfort, se disait-il, et je ne le regrette pas, puisque cela a contribué à la sauver. Mais qu’est-elle réellement ? Je n’en sais rien. Je ne possède aucune certitude véritable. De nos jours, on ne peut être sûr de personne. Peut-être lui avait-on ordonné de mettre la main sur moi par un moyen quelconque, et, dans ce cas, cette affaire de Francfort avait pu être habilement mise au point à l’avance. Elle cadrait avec mon goût du risque et était bien conçue pour m’inciter à accorder ma confiance à Renata. »

— Reprenons un peu le trot, voulez-vous ? suggéra la jeune femme. Les chevaux sont suffisamment reposés.

— Je ne vous ai pas demandé quel est exactement votre rôle, dans tout cela.

— J’exécute les ordres.

— Les ordres de qui ?

— Il existe une opposition. Il y en a toujours une en toutes choses. Certaines personnes soupçonnent ce qui se trame, comprennent comment, grâce à l’argent, aux armements, à la propagande, on peut amener une transformation du monde. Et parmi ces personnes, il y en a qui disent : « Non, cela n’arrivera pas ! »

— Et vous êtes parmi ces personnes ?

— Je le prétends.

Stafford se demanda ce qu’elle avait voulu dire.

— Et ce jeune homme d’hier soir ?

— Franz Joseph ?

— Est-ce là son vrai nom ?

— C’est celui sous lequel on le connaît.

— Mais il doit en avoir un autre. C’est lui le jeune Siegfried, n’est-ce pas ?

— C’est ainsi que vous l’avez vu ? Vous avez compris que c’était cela qu’il représentait ?

— J’ai eu, en effet, l’impression qu’il représentait la jeunesse. La jeunesse héroïque. La jeunesse aryenne. Je suppose que, dans cette partie du monde, on doit encore avoir ce point de vue, cette idée de la super race.

— Oui. C’est une idée qui subsiste depuis l’époque hitlérienne, bien qu’elle ne s’étale généralement pas au grand jour.

— Quel est le rôle du jeune Siegfried ?

— C’est un orateur de premier ordre, et ses adeptes le suivraient jusqu’à la mort.

— Vraiment ?

— Il en est persuadé.

— Et vous ?

— Je serais assez portée à le croire. L’éloquence a une influence considérable, vous savez. Une influence presque effrayante. On ne peut s’imaginer ce que peut faire une voix, ce que peuvent faire les mots, même lorsqu’ils n’expriment pas une idée particulièrement originale ou convaincante. Tout est dans la façon de s’exprimer, dans le timbre de la voix. Et la sienne semble résonner comme l’airain. Il vous faudrait voir les femmes crier, hurler, s’évanouir, lorsqu’il s’adresse à elles. Vous le verrez, d’ailleurs. Hier, vous avez également aperçu les gardes du corps de Charlotte en grande tenue, mais vous pouvez les rencontrer dans le monde entier sous leur déguisement personnel : certain avec une barbe embroussaillée et une longue tignasse. Et il y a aussi des filles avec leurs longues chemises de nuit flottantes, qui parlent de paix et de beauté, du monde merveilleux qui entrera en existence quand on aura détruit l’ancien. À l’origine, le pays des jeunes, c’était un endroit tout simple, à l’ouest de la mer d’Irlande, avec du sable, des vagues et du soleil. Un endroit où l’on chantait… Maintenant, c’est l’anarchie et la destruction que l’on veut. C’est effrayant, et c’est merveilleux aussi, parce que le prix en sera payé avec de la souffrance et des larmes.

— C’est donc ainsi que vous voyez le monde ?

— Parfois.

— Et que dois-je faire, à présent, moi ?

— Suivre votre guide. Me suivre. Comme Dante l’imagina à propos de Virgile, je vous ferai visiter l’enfer. Je vous montrerai les films de sadisme calqués sur le comportement des anciens SS, l’adoration pour la cruauté et pour la souffrance, les grands rêves de paradis, de paix, de beauté. Vous saurez ainsi de quoi il retourne, et vous devrez faire votre choix.

— Puis-je vous faire confiance, Renata ?

— C’est à vous d’en décider. Vous pouvez vous enfuir si vous le désirez, ou bien rester avec moi pour voir le monde nouveau qui est en gestation.

— Tout ça, c’est du carton-pâte ! répliqua vivement Stafford Nye.

La jeune femme leva vers lui des yeux interrogateurs.

— Cela ressemble à Alice au Pays des Merveilles, ajouta-t-il. Ce sont des chimères, des châteaux en Espagne.

— Que voulez-vous dire ?

— Que ce n’est pas réel, que tout cela n’est qu’une comédie où chacun joue un rôle. Est-ce que je ne vois pas clairement le fond des choses ?

— Oui et non.

— Il y a aussi un détail sur lequel j’aimerais être éclairé, parce qu’il m’intrigue. Pourquoi la comtesse Charlotte vous a-t-elle demandé de me conduire jusqu’à elle ? Que savait-elle de moi, et comment pensait-elle pouvoir m’utiliser ?

— Je ne sais pas exactement. Peut-être songe-t-elle à faire de vous une sorte d’éminence grise travaillant en coulisse. Cela vous irait assez bien.

— Mais elle ne sait pratiquement rien de moi !

Renata éclata soudain de rire.

— C’est risible, vraiment. Encore et toujours les mêmes vieilles sottises !

— Je ne vous comprends pas, Renata.

— Non, parce que c’est trop simple. Mr. Robinson me comprendrait, lui.

— Auriez-vous la gentillesse de m’expliquer de quoi vous parlez ?

— C’est toujours la même vieille histoire. Il ne s’agit pas de ce que l’on est, mais des personnes que l’on connaît. Votre grand-tante Matilda et la comtesse Charlotte étaient à l’école ensemble.

— Vous voulez dire que…

Stafford dévisagea sa compagne en silence pendant quelques instants, puis il se mit à rire à son tour.

 

Passager pour Francfort
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